Récemment,
un colloque international s’est intéressé au philosophe américain Richard
Shusterman, à l’occasion du 20ème anniversaire de la parution de son
livre L’Art à l’état vif (trad. 1992),
ouvrage dans lequel l’auteur puisait impavide dans la philosophie pragmatiste
de John Dewey pour éliminer toute ligne de partage entre art noble et art
populaire. Pour intrépide qu’elle paraisse, cette idée se trouvait limitée par
les moyens mêmes qu’elle se donnait pour défendre cette position, à savoir que
ce qui constitue une expérience, et
plus particulièrement une expérience esthétique, invalide dans les faits toute
distinction sociale. Or ce que l’expérience nous apprend aussi, c’est que loin
de recevoir l’art noble de la même façon que la sous-culture, on peut voir se
dessiner entre les deux des relations structurelles parfois timides mais
néanmoins remarquables. Ainsi en est-il par exemple de l’élégante et
sophistiquée poésie antique et de la parfois sordide musique R’n’B
anglo-saxonne.
Mais n’en déplaise aux homérides, ce n’est pas dans les chants de l’Iliade que cette structure apparaît mais
dans les célèbres Métamorphoses d’Ovide,
notamment dans le récit d’Écho et Narcisse. On sait que dans les chansons de R’n’B
et cela se vérifie chez le britannique Craig David, l’interprète respecte une
trame musicale ponctuée de couplets et de refrains chantés en chœur, mais la
chanson progressant, il est amené à moduler sa voix ou bien à
« gloser » le refrain pour juxtaposer sur la trame originale de phrases
dites A, d’autres phrases (que nous dirons des phrases B), un peu sur le mode
du canon. Cette structure canonique a été travaillée poétiquement par Ovide à
partir d’un mythe grec, celui d’Écho, qui ayant trompé Héra par ses boniments
pour couvrir les écarts extraconjugaux de Zeus, se voit condamnée par la déesse
jalouse à ne pouvoir dire que la fin des propos qu’elle entend, sur le mode de
l’écho, quoi ! Cela limite certes ses capacités expressives, mais Ovide l’exploite
avec brio pour construire un dialogue de sourds poignant, voyez plutôt :
[Narcisse] Quelqu’un est-il
ici près de moi ? Écho répond, Moi. Narcisse s’étonne, il regarde autour
de lui, et dit d’une voix forte, Venez ! Écho redit, Venez ! […]
Trompé par cette voix prochaine, Joignons-nous, dit Narcisse. Écho, dont cette
demande vient de combler tous les vœux, répète, Joignons-nous : et soudain,
interprétant ces paroles au gré de ses désirs, elle sort du taillis. Elle
avançait les bras tendus ; mais il s’éloigne, il fuit, et se dérobant à
ses embrassements : Que je meure, dit-il, avant que d’être à toi ! Et la
Nymphe ne répéta que ces mots, être à toi !
Exploitant ce thème non pas du non-amour, ici très homo-narcissique de
la part du berger, mais du désamour chez Craig David, on observe un traitement tout
à fait ovidien dans le titre « What’s changed », avec la
participation échoïde de Rita Ora, sur l’album Slicker than your average (Universal, 2002). Ce thème de la
séparation amoureuse est traité sur le mode tragique, avec des couplets à la
première personne et l’avant-refrain 1 chanté par Craig avec l’écho d’un
choryphée placide en phrase B, essayant de comprendre avec l’interprète ce qui
entre les amants a changé, d’où le titre. Ce n’est que dans le crochet,
2,44 min après le début de la chanson que cette structure Narcisse/Écho se
consolide : Craig chante les phrases A, ne comprenant pas lui-même ce qui
lui arrive, et Rita les phrases B (entre parenthèses), où la répétition de la
fin des phrases A exprime d’abord une forme de résistance, puis le regret
teinté d’amertume.
Girl, I know
It seems like I don’t care
(I don’t care)
After all the things we used
to share (after all the things we used to share)
Now I know it feels like I’ve
done you wrong (done me wrong)
But the pain will heal the
sooner that I’m gone (I’m gone, I’m gone, girl) (oooh ahhhh)
Ô vide !
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