On croit toujours plus profond l’abîme
de bêtise qui ravage la variété française, mais ne serait-ce pas un piège qui
serait tendu au public pour dissimuler son caractère éminemment poétique ?
Nietzsche, grand – et surtout seul – amateur de Bizet au XIXe siècle, l’avait
déjà compris : les poètes sont des mers sans profondeur, « ils troublent tous leur eau pour
la faire paraître profonde* ». Mais ce que la chanson française affiche en
droit et place de son insondable ineptie, c’est l’aspect le plus précieux de la
civilisation grecque ancienne, ce qui leur a été aux yeux du philosophe
allemand le plus difficile de conquérir : être « superficiels par
profondeur** ».
Ainsi quand nos estimés collègues
de slate.fr se plaignent de retrouver à toutes les sauces des succédanées de pensée
nietzschéenne dans les paroles de chanson, on est sans doute en droit de
déplorer un effet de généralisation abusive, car la chanteuse Jenifer nous
paraît être une brillante exception à cette resucée nihiliste, et sa brune tête
– pensante – dépasse largement de la mêlée.
Après s’être fait connaître du
grand public en prime-time pour des
amours déjà philosophiques (faut-il rappeler que son amoureux Jean-Pascal de la
Star Ac 1, est une contraction manifeste de Jean Chrysostome et de Blaise
Pascal ?), c’est à nouveau ce thème que développe sur le mode tragique sa
célèbre chanson Au Soleil.
En effet, à y regarder de plus
près, les paroles de la chanson sont une évocation limpide de l’amour déçu que
Nietzsche a nourri pour la brillante Lou Andréa Salomé. Commentaire:
« Ce qui ne me tue pas
Me rend fort[e] (Jen s’identifie à Nietzsche)
On pourrait en venir aux mains
Je suis à celui qui me transporte »
La célèbre maxime de Nietzsche en
ouverture, illustrant le courage nécessaire « à l’école de la guerre de la
vie*** », est ici habilement détournée pour illustrer le deuil amoureux qu’a
dû traverser le philosophe après sa maladroite tentative d’épousailles auprès
de la danseuse. Trop timide pour faire sa demande comme il assénait sa
philosophie (: à coups de marteau), Nietzsche a confié à un proche des deux
partis, Paul Rée, la mission de la lui adresser pour lui. Mais Paul était si proche
justement qu’il était lui-même amoureux de Lou et a donc fait capoter l’affaire,
ce en quoi bien sûr les deux hommes auraient pu « en venir aux
mains », si ce n’était leur ethos philosophique commun et la condition
physique assez piteuse de Nietzsche. Le deuxième couplet confirme le même
accent atrabilaire :
« Malgré tout l’amour que je
te porte
Toi tu n’y entends vraiment rien
Notre histoire que le diable l’emporte
Avec toi j’irais bien
Même sans toi j’irais
bien… »
« …Au Soleil » fait
évidemment référence aux séjours estivaux fréquents qui furent ceux du penseur
célibataire entre 1883 et 1888 à Sils-Maria, dans les Alpes suisses, à la fois pour
se remettre de cette déception amoureuse et s’occuper de sa santé défectueuse,
à laquelle le soleil d’altitude profitait.
Bien sûr, toutes les chansons d’inspiration
ouvertement nietzschéenne n’ont pas la délicate sensibilité de celle de
Jenifer ; pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler le titre
misérable « Dieu est mort », mollement entonné par Erwan Menthéour et faisant référence au § 343 du Gai Savoir mais sans doute SANS le
savoir.
* Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Poètes.
** Le Gai savoir, préface.
*** Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, §8.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire