vendredi 13 janvier 2012

Saint Sébastien

En sciences de l’inadmissible, il est beaucoup question, on l’a vu, de la manière dont l’animal résonne dans la sous-culture : animaux en résine, teintures canines et félines, trophées de chasse et chats volants numériques. Il s’agit donc dans un esprit résolument derridien de comprendre, à travers ces manifestations sans doute inconscientes du sous-moi, « l’animal donc que je suis ». Par là, peut-être faut-il hasarder une critériologie permettant de mesurer le potentiel d’inadmissibilité des animaux de la Création en fonction de la façon dont certains les compromettent. Le chat – ou felix domesticus, précise doctement Tom Hanks dans Ladykillers des frères Cohen – a la cote, c’est bien clair. Le caniche bien sûr vient à l’esprit, mais il est possible que la pauvre bête ne soit inadmissible que par ricochet, le porte étendard involontaire en somme d’une pathologie anthropomorphique qui frappe les personnes âgées et les prive de leur dignité comme elle en prive leurs animaux de compagnie… Quel besoin de chercher à enfiler un tricot à un animal à poil, qui plus est frisé ?

Bref, j’en viens à mon hypothèse, à savoir que l’animal le plus inadmissible, non seulement en soi, mais aussi dans les utilisations et les attitudes qu’il génère est le homard (homarus americanus). En soi bien sûr, la bête n’a que peu d’intérêt : menant une existence « benthique », le crustacé erre dans les fonds marins de part et d’autre de l’Atlantique, et l’on reconnaît l’espèce européenne à sa robe bleutée (homarus gammarus). En revanche sur la terre ferme, chacune de ses apparitions est marquée du sceau de l’extravagance : voyez combien il est facturé au restaurant. Mais le phénomène axiologique surprenant qui lui est manifestement attaché, le mouvement de dévaluation/réévaluation, n’est nulle part plus visible que dans la sphère de l’art contemporain. Ainsi, on le rencontre en résine apposé sur un sobre téléphone noir, ce qui a pour effet de le faire passer de l’objet le plus abject possible à un chef d’œuvre de l’art surréaliste, brillant dans son éclat vermeil de la plus délicieuse absurdité dont on puisse affubler un appareil du quotidien… en un mot du design.

Même effet pop & choc au salon de Mars du Palais de Versailles où la « transmutation de toutes les valeurs » fonctionne aussi à plein puisque l’artiste Jeff Koons – l'un des artistes vivants les plus chers du marché de l'art actuel! – réussit, au moyen d’un homard gonflable suspendu en guise de lustre, à détourner l’effet de luxe du palais : il remplace donc, à lui tout seul, le décorum coûteux correspondant au goût de Louis XIV.

Au rayon des « homards célèbres », on trouve naturellement le sacro-saint Sébastien*, sorte de Lully sous-marin au service du roi Triton dans La Petite sirène (Disney, 1989). S’il se peut que le personnage ait lancé, sur le mode du déguisement d’enfant, la tendance à l’anthropomorphisme animalier, il en est aussi vraisemblablement devenu l’icône absolue.

Ainsi, tel un Saint Sébastien médiéval, le personnage patronne ce qui est la cause même du mal. Il était autrefois d’usage d’invoquer la figure du saint pour protéger une cité de la peste, que l’on pensait symbolisée par les flèches dont le corps du martyre est criblé.

Aujourd’hui le crustacé semble patronner l’extravagance des grandes folles du large de New York, où des fêtes mettant à l’honneur trav et transformistes de tout poil finissent d’enflammer l’île de Fire Island, comme ici en 2010.

En voyant pareil accoutrement, il nous vient l’envie de nous exclamer comme Sébastien lui même (en chanson) : « Bonjour la calamité ! ».


*A l’attention de ceux qui seraient tentés de répliquer que Sébastien n’est pas un homard mais un crabe, sur la foi que le cuisinier dans La Petite sirène fait lui-même l’erreur, je réponds qu’un peu d’anatomie des créatures marines ne tue pas et que j’ai derrière moi tout un groupe facebook qui me soutient :

« Pour ceux qui pensent que Sébastien dans La Petite Sirène est un HOMARD ! »

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