dimanche 26 février 2012

Taylor Kitsch

Lucidité de l'onomastique


(Taylor Kitsch est né en 1981, année faste et bénie entre toutes)

Hollywood nous avait déjà cassé les yeux et les oreilles avec Taylor Lautner, Taylor Momsen et Taylor Swift; on avait précédemment établi, dans ces pages, l'interchangeabilité de ces jeunes gens sous plastique (ou en plastique).
Lundi matin, je courais dans les couloirs du métro pour prendre mon train, lorsque mon inconscient me signala que je venais de passer devant une affiche INADMISSIBLE; mais il me semblait, dans l'image que j'en conservais une seconde plus tard, qu'elle ne pouvait pas être à ce point inadmissible; le souvenir m'en apparaissait déjà brouillé, un peu comme si j'en avais rêvé ou que j'avais été ivre. Ce qui, un lundi matin, était hors de question. Je revins donc sur mes pas.
L'affiche dépassait toutes mes espérances. C'était un diptyque pour Battleship, avec à gauche TAYLOR KITSCH et une photo de l'éphèbe en marine avec une grosse mitraillette, et à droite RIHANNA et une photo de la chanteuse en marine avec une grosse mitraillette.

("– Regarde, Rihanna, cet objet extraterrestre.
– C'est ta mitraillette, ducon")

Il faut donc désormais compter avec Taylor Kitsch, dont le nom rappelle invariablement cette publicité pour le Port-Salut. D'ailleurs, dix pas plus loin dans cette même galerie de métro, je tombais sur l'affiche du film John Carter: au premier plan un tout petit énergumène en slip tire sur une chaîne tandis que derrière lui un gorille géant et déformé aux OGM hurle avec ses poings en avant. Kitsch était l'énergumène du premier plan. Une telle constance à exemplifier son patronyme, ça force le respect.
Ici je formulerai donc deux propositions:
1) Les Taylor® sont désormais une marque déposée, une antonomase de l'être vivant inadmissible.
2) Taylor Kitsch incarne tellement bien cette quintessence de l'interchangeabilité qu'il n'existe pas. C'est une invention numérique des studios hollywoodiens.

lundi 20 février 2012

Pizza kebab

Le marketing ou la science de l’innommable

Ce blog est encore une fois l’occasion de raconter notre vie, en évoquant un exemple de ce pan entier de l’inadmissible contemporain jusqu’ici tu dans ces pages : l’inadmissible culinaire. La pizza kebab est en effet et par excellence un inadmissible culinaire : elle est beaucoup trop salée, pleine de produits pas bio et pas diététiques bla bla et il vaut mieux se faire soi-même la cuisine de tout façon et même l’emballage Auchan® en conseille une consommation « occasionnelle ». Dans les faits, la pizza kebab est une pizza avec de la sauce tomate, des morceaux d’oignons, de poivrons rouges, de viande (genre poulet, mais on ne peut pas être sûr) assaisonnés, avec en plus de la crème fraiche en quantité variable.



C’est un peu relevé, un peu écœurant, et pas mal addictif. Le développement suivant s’attachera aux interrogations existentielles soulevées par la pizza kebab (même si nous laisserons de côté la légende selon laquelle la Bête du Gévaudan était en réalité une pizza kebab enragée ou la possibilité, évoquée par des proches en 1962, que le père du général de Gaulle ait été une pizza kebab).


(Bête du Gévaudan: comme le ninja, la pizza kebab est un as de la furtivité et du déguisement.)


En plus d’être un inadmissible culinaire, la pizza kebab est un inadmissible sémantique, un innommable. Je m’explique : la pizza est un plat à elle seule, le kebab aussi – on pourra arguer que kebab désigne à l’origine la viande elle-même, et non le sandwich dans lequel on fourre ladite viande (agneau, mouton, veau, dinde) coupée en minces lamelles à partir de fines tranches qui cuisent sur une broche verticale. Le fait est cependant que lorsqu’on dit kebab on entend d’abord par métonymie le sandwich en question, et non l’un de ses ingrédients. Or si j’énumère : pizza calzone, pizza chorizo, pizza hawaïenne, pizza margherita, pizza mexicaine, pizza New York, pizza océane, pizza orientale, pizza quatre fromages, pizza reine – etc. ; ces dénominations n’entament pas la définition même du plat pizza : ils désignent ou sous-entendent un ingrédient supplémentaire apporté à la préparation de base (quatre fromages, océane : crevettes, fruits de mer), ou, par convention, une recette instituée dans le monde de la pizza (reine, calzone, margherita, etc.), à moins que ces dénominations ne renvoient, par métonymie là encore, à un ingrédient utilisé dans l’ère géographique indiquée et selon des stéréotypes bien ancrés chez les consommateurs de pizzas (orientale : merguez, olives noires, New York : viande hachée, sauce barbecue, hawaïenne : ananas).

Ainsi, si l’on considère que le terme de kebab désigne bien, dans notre ère culturelle, un sandwich kebab avant de désigner la viande qui le compose (dans le trajet inverse de l’origine du mot), alors la pizza kebab est une aberration culinaire, une sorte d’oxymore surgelée (nous n’avons pas croisé de pizza kebab au rayon produits frais des supermarchés, ce qui est bien triste), puisque les deux termes sont exclusifs l’un de l’autre : c’est une pizza ou c’est un kebab.

(Le peuple grenoblois est d’ailleurs, il faut le noter, souvent confronté à pareille déstabilisation pizzaeïesque [ce qui explique en partie sa rudesse], puisque les appellations pizza tartiflette et pizza ravioleuse lui sont familières – or on retombe sur la même absurdité : si c’est une pizza, ce n’est pas une tartiflette. On passera pudiquement sous silence toute analyse du terme de ravioleuse, qui remonte pourtant au Dauphiné du XIXe siècle où les ravioleuses fabriquaient des ravioles. La ravioleuse n’est donc pas une pizza criminelle).



Mais cessons avec Grenoble et parlons des coins reculés du XIXe arrondissement parisien. C’est dans l’un d’eux en effet que nous mangeâmes pour la première fois une pizza kebab.

Nous fûmes dépucelés par la pizza kebab Casino® ; l’aspect exotique de sa dénomination, dont nous n’avions pas encore théorisé l’absurdité, en détermina l’achat (quand je dis nous, je dis : nous qui sommes cernés par un McDonald’s et tout un tas de traiteurs d’origine étrangère dont nous usons sans modération, ce qui est mal). Nous fûmes d’accord pour dire que cette pizza kebab était bonne, quoique foncièrement lourde (la crème fraîche surgelée [sic] de la recette Casino® est au gras ce que Mariah Carey est au bling-bling). Lorsqu’un Auchan® ouvrit juste en bas de chez nous, nous découvrîmes que la marque proposait aussi une pizza kebab. Elle était meilleure, selon nos critères rudimentaires : pas de sauce lourde, une viande plus assaisonnée. Il se trouve que d’autres enseignes proposent des pizzas kebabs, comme Dia® ou Leader Price®. Dans les semaines à venir, nous établirons un tableau complet de leurs qualités respectives. Car oui, lecteur : cet article est aussi passionnant que le bilan carbone d’une vache normande.

Cependant, dans cette ébauche de comparaison, plusieurs interrogations se saisirent de nous avec la virulence d’un chasseur enfermé dans un ascenseur avec un bobo® végétarien :

Devions-nous cette découverte de la pizza kebab dans notre horizon alimentaire à notre localisation géographique – nous habitons un quartier cosmopolite, chatoyant et chaleureux –, ou à l’extension d’un concept marketing dont nous n’avions pas encore saisi l’ampleur ? Ou les deux ? Autrement dit, les gens aisés peuvent-ils trouver une pizza kebab au rayon surgelés de leur Casino rue de la Pompe, dans le XVIe arrondissement ? Puis-je en trouver au magasin de la même enseigne si je vais prendre les embruns à Carnac ? La pizza kebab existe-t-elle dans d’autres pays ou est-elle une gloire nationale comme Johnny Halliday et Stendhal (qui, s’ennuyant à Grenoble, fut à en croire nos sources l’inventeur de la pizza ravioleuse, que perfectionna Pierre Choderlos de Laclos qui se morfondait en garnison dans la même riante cité) ? Cette pizza kebab se vend-elle bien ? Est-elle consommée devant du football, le soleil couchant, en parlant de Platon ? Par des ménagères de moins de cinquante ans, des familles nombreuses, des hommes politiques, des lycéens, des Pokemons® ?


(Spécialistes du néoplatonisme dans les oeuvres de Ronsard se préparant à une table ronde sur le sujet.)


On peut se permettre d’avancer ici quelques éléments de réponse. Le kebab n’est pas seulement un sandwich ; c’est aussi devenu un concept, un produit marketing. Le chef Jean-Yves Bigot est devenu conseiller à France Kebab® ; autre chef étoilé, Philippe Geneletti a composé une recette de kebab light (nouvel oxymore ?) pour l’enseigne Our qui donne dans le kebab chic. La grande distribution surtout raffole du kebab : le site www.kebab-frites.com/ en fait la liste pour nous (ici) : des nuggets, des saucisses, des burgers, des tapas, des escalopes panées kebab (l’équipe du site a recensé, de façon non exhaustive, plus de 50 produits différents). Kebab, ce n’est plus dans ce cas le sandwich : on rencontre en effet, dans l’emploi de ce terme, la même absurdité sémantique qu’avec la pizza kebab. L’article de kebab-frites.com précise ainsi qu’il faut entendre kebab au sens de saveur kebab ; cette saveur est une création industrielle avant tout, qui varie selon les produits et ses gammes, et en appelle à un vague imaginaire stéréotypé plutôt qu’à des règles de confection : elle est à mettre sur le même plan que les saveurs mexicaine, indienne, savoyarde créées par des chimistes français fatigués, et portant occasionnellement des sombreros.

Mais qu’en est-il de la pizza kebab hors le supermarché ? C’est au site http://kebab.aleikoum.net/que nous devons la connaissance des pizzas kebabs de Domino’s Pizza® (ici) – la Kebaba – et Speed Rabbit® – la Kebab Street (et là).

Notons pour commencer qu’on gâte un peu plus le consommateur de pizzas fraiches que de pizzas surgelées : pour dix ou vingt euros de plus, on vous vend du rêve, un nom original (le surgelé restant figé dans le Pizza Kebab quelle que soit la marque). Vous n’êtes pas un pauvre, vous avez droit à une initiative marketing (dont on ne discutera pas la réussite tant elle est éclatante). C’est peut-être meilleur que la pizza kebab surgelée, nous n’en savons rien – en tout cas les testeurs de kebab.aleikoum avaient l’air contents, même si sur la Kebab Street il y a de la moutarde, et ça, les testeurs sont formels, la moutarde, c’est l’ennemie du kebab aussi bien que de la pizza.


(On avait tartiné bien trop de moutarde sur cette pizza kebab!)

Finissons avec ce rêve un peu fou : La pizza kebab, même si elle représente la grande distribution pour laquelle j’ai un amour aussi vif qu’un escargot sous Prozac®, est une invitation syncrétique à l’amour entre les peuples. La pizza en effet renvoie à la culture italienne ; le kebab à la culture arabe. La pizza kebab serait ainsi la réconciliation entre ces deux cultures, réconciliation qu’un homme comme Silvio Berlusconi s’est appliqué à détruire comme un sourd. Pourrons-nous donc, un jour, espérer voir une pizza kebab occuper le poste de Secrétaire Général de l’ONU ? Croisons les doigts.