lundi 25 juin 2012

La nescience de la tragédie



     On croit toujours plus profond l’abîme de bêtise qui ravage la variété française, mais ne serait-ce pas un piège qui serait tendu au public pour dissimuler son caractère éminemment poétique ? Nietzsche, grand – et surtout seul – amateur de Bizet au XIXe siècle, l’avait déjà compris : les poètes sont des mers sans profondeur,  « ils troublent tous leur eau pour la faire paraître profonde* ». Mais ce que la chanson française affiche en droit et place de son insondable ineptie, c’est l’aspect le plus précieux de la civilisation grecque ancienne, ce qui leur a été aux yeux du philosophe allemand le plus difficile de conquérir : être « superficiels par profondeur** ».

     Ainsi quand nos estimés collègues de slate.fr se plaignent de retrouver à toutes les sauces des succédanées de pensée nietzschéenne dans les paroles de chanson, on est sans doute en droit de déplorer un effet de généralisation abusive, car la chanteuse Jenifer nous paraît être une brillante exception à cette resucée nihiliste, et sa brune tête – pensante – dépasse largement de la mêlée.
     Après s’être fait connaître du grand public en prime-time pour des amours déjà philosophiques (faut-il rappeler que son amoureux Jean-Pascal de la Star Ac 1, est une contraction manifeste de Jean Chrysostome et de Blaise Pascal ?), c’est à nouveau ce thème que développe sur le mode tragique sa célèbre chanson Au Soleil.
     En effet, à y regarder de plus près, les paroles de la chanson sont une évocation limpide de l’amour déçu que Nietzsche a nourri pour la brillante Lou Andréa Salomé. Commentaire:

« Ce qui ne me tue pas
Me rend fort[e] (Jen s’identifie à Nietzsche)
On pourrait en venir aux mains
Je suis à celui qui me transporte »

     La célèbre maxime de Nietzsche en ouverture, illustrant le courage nécessaire « à l’école de la guerre de la vie*** », est ici habilement détournée pour illustrer le deuil amoureux qu’a dû traverser le philosophe après sa maladroite tentative d’épousailles auprès de la danseuse. Trop timide pour faire sa demande comme il assénait sa philosophie (: à coups de marteau), Nietzsche a confié à un proche des deux partis, Paul Rée, la mission de la lui adresser pour lui. Mais Paul était si proche justement qu’il était lui-même amoureux de Lou et a donc fait capoter l’affaire, ce en quoi bien sûr les deux hommes auraient pu « en venir aux mains », si ce n’était leur ethos philosophique commun et la condition physique assez piteuse de Nietzsche. Le deuxième couplet confirme le même accent atrabilaire :

« Malgré tout l’amour que je te porte
Toi tu n’y entends vraiment rien
Notre histoire que le diable l’emporte
Avec toi j’irais bien
Même sans toi j’irais bien… »

     « …Au Soleil » fait évidemment référence aux séjours estivaux fréquents qui furent ceux du penseur célibataire entre 1883 et 1888 à Sils-Maria, dans les Alpes suisses, à la fois pour se remettre de cette déception amoureuse et s’occuper de sa santé défectueuse, à laquelle le soleil d’altitude profitait.
     Bien sûr, toutes les chansons d’inspiration ouvertement nietzschéenne n’ont pas la délicate sensibilité de celle de Jenifer ; pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler le titre misérable « Dieu est mort », mollement entonné par Erwan Menthéour et faisant référence au § 343 du Gai Savoir mais sans doute SANS le savoir.


* Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Poètes.
** Le Gai savoir, préface.
*** Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, §8.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire